Étienne Chambaud
19/11/2010 > 22/01/2011
Vernissage le 19/11/2010, de 19h à 21h
" Ceci est un texte, en fait un communiqué de presse, dont certains passages sont tirés du film Contre-Histoire de la Séparation (2010) co-écrit par ÉTIENNE CHAMBAUD et Vincent NORMAND. Il y est question de la première exposition personnelle d'ÉTIENNE CHAMBAUD (1980, France) à la galerie BUGADA & CARGNEL intitulée Objets Rédimés, mais il évoque également un point de vocabulaire, une question sur la langue dans laquelle s'inventa un certain concept, une anecdote historique, un problème de traduction et une série de chutes.
Dans cette exposition, les objets tombent, et se brisent.
Les Objets Rédimés sont des reproductions en verre, obtenues par moulage, d'objets usuels. Il y a un parapluie, un boomerang, une pipe, une corde, un balai, un marteau...* Du haut de l'espace d'exposition ils ont chutés, contre sa dalle en béton ils ont volé en éclats. La galerie est le cadre d'interruption de ces chutes, le lieu où "s'explosent" les objets, où les bris se produisent, où les restes se montrent.
De chaque Objet Rédimé n'existe qu'un nombre prédéterminé de tirages. Un d'eux étant détruit à chacune de ses expositions, un Objet Rédimé ne peut être exposé qu'un nombre de fois limité. Ici, le tirage ne constitue donc pas une série, mais le nombre d'expositions possibles d'un objet toujours unique. Plus on expose un Objet Rédimé, et moins on l'exposera.
L'exposer, c'est le détruire, du moins réduire les possibilités de ses apparitions futures. L'exposer, c'est déjà l'exclure.
D'ailleurs, "rédimer" cela signifie racheter, payer la dette. Alors que le Christ devait rédimer les Hommes, chacun d'entre eux peut se rédimer, se racheter, payer sa dette, qu'elle soit morale, juridique ou financière. Se rédimer c'est se départir, se défaire, voire se dévêtir, et donc se mettre à nu.
Alors, un Objet Rédimé, un Rédimé : objet racheté à une faute, se rachetant de sa propre faute, ou dette mise à nue ?
Ici, la dette se paie par les mots.
Déjà, jeu sur les mots, par-dessus les mots, les Readymade sont des objets rédimés, et leur rachat est double : objet usuel rédimé de sa fonctionnalité, objet d'art rédimé du labeur ou du talent de l'artiste qui le signe. Comédie du deuil, comédie du seuil de la langue, des langues, jeu de mots coupé par une traduction, et intraduisible : Readymade / Rédimé, do translate !
En 1915, quand Marcel DUCHAMP définit une partie de ses œuvres en énonçant le concept de readymade, il le fit en anglais. Il venait de s'installer à New-York, du moins selon ses propres mots venait-il de « quitter Paris ». Chose étonnante que ce concept ait été inventé en anglais par un artiste français émigré, dans une langue qui n'était ni la sienne, ni celle qu'elle est devenue aujourd'hui. L'anglais n'était pas encore notre lingua franca, pas encore la langue véhiculaire du monde. Alors choisir l'anglais, était-ce là une très précoce prémonition de son hégémonie à venir ou le fruit d'un simple hasard géographique et linguistique ? Et le concept de Readymade aurait-il eu un succès aussi grand s'il avait été énoncé dans une autre langue ?
Autre hasard de l'histoire et de la géographie sans doute, c'est au même moment à New York que s'inventent l'industrie des relations publiques. Autre européen émigré, leur père, Edward BERNAYS, est aussi le neveu de Sigmund FREUD. Intéressé par les idées débattues alors sur la psychologie des foules, il va les combiner avec les théories psychanalytiques de son oncle pour mettre au point des méthodes utilisant pour la première fois la psychologie du subconscient pour manipuler l'opinion publique. Attaché de presse de théâtre et de music-hall avant la Grande Guerre, il ouvrit, après son passage par la propagande d'État, la première agence de relations publiques du monde.
Grâce à lui, à ses pairs et ses successeurs, il y a, aujourd'hui, des communiqués de presse dans les expositions d'art.
Par le truchement d'une homophonie imparfaite, le concept de Rédimé se lie à celui de Readymade. Mais, intraduisible, cette filiation finira toujours en notes de bas de page, dans les marges du texte, voire dans un communiqué de presse. Et quitte à esquisser des filiations, il aurait aussi fallu parler du Repentir en peinture, d'une idée recouverte par une autre, d'une erreur corrigée, mais qui parfois refait surface, transparait, resurgit. Survivance ou hantise d'une origine. Du Repentir au Rédimé, le champ lexical du rachat et de la dette aurait été filé.
Ici, la dette se paie par les mots, encore.
Exposer un Rédimé, c'est le mettre à nu. Son dedans est rendu visible par le théâtre de son dehors. La mise à nu, simulacre de déshabillement, se donne toujours comme le caché même. Le Rédimé, c'est celui qui paie la dette de cette rupture, met à nu la coupure, expose le hors-scène en quoi consiste l'objet de la série dans le lieu de l'unique, rétroverse l'exposition.
Le contrat décrivant le protocole d'installation et de "conservation" de chaque Rédimé est exposé avec lui. Il en constitue le cadre, et est rédigé en anglais. Le droit anglais possède une structure légale que, littéralement, on traduirait par "confiance" : le Trust. Cette confiance contractualisée est ce qui encadre un Rédimé, c'est ce qui lie celui qui l'écrit, celui qui l'expose, celui qui le regarde et le pense et celui qui le conserve et le détruit.
Ici, les objets de l'exposition sont donc écrits en français et encadrés en anglais.
Écrire un objet, c'est le penser à la fois comme la somme des strates de langage qui le constitue, et comme la coupure, mutique, qui les traverserait. Le langage de l'objet écrit est performatif : ce qu'il dit, il le coupe.
Au centre, il reste une chute donnée par des bris de verre. Cette chute ne dit rien d'autre que son interruption. Chute d'une chute sur elle-même, elle est coupée par ce qu'elle a produit : sa propre ponctuation, ses restes.
Hanter l'espace de cette chute ce serait en être l'hôte, y demeurer c'est, en quelque sorte, être demeuré ".
ÉTIENNE CHAMBAUD