Claire Tabouret
21/10/2016 > 28/01/2017
Vernissage le 20/10/2016, de 19h à 21h
ACTE I (entrée) :
Cela commence par sa présence de dos et cela s'achèvera — autant vous le dire tout de suite — par une confrontation frontale. Cette fois-ci, on entre sur le proscenium de la galerie avec la même acceptation des risques et responsabilités que lorsque l'on arrive sur un théâtre militaire : toutes les règles sont sur le point d'être oubliées et les codes de conduite s'érodent inexorablement. Mais je vais trop vite en besogne ; nous n'en sommes pas encore là.
Vous êtes entré dans la salle d'exposition et vous vous êtes retrouvé derrière un personnage androgyne, tourné vers un ailleurs, la tête haute. Les bords de l'image peinte sont effilés ; la représentation s'étend sur la toile sans régularité. Tandis que la peinture flirte avec les bords structurels qui l'entourent, vous ne pouvez vous empêcher de penser qu'il existe un nombre infini de points entre la fin de chaque touche et le cadre du tableau et que si, comme dans le paradoxe de ZÉNON, il est impossible que l'un et l'autre se rencontrent, il ne pourra jamais vraiment y avoir ni impact, ni finitude, ni mort. Lorsque vous regardez la silhouette aux cheveux tressés enchâssée dans ce plan « infini » de la peinture, vous vous apercevez que la toile est rugueuse, aride, qu'elle s'écaille. La peinture qui y repose est assoiffée, exaspérée. Elle dégage une urgence bouillonnante de par sa matière, tout en dépeignant un calme serein dans son imagerie – il faudra vous accommoder de cette contradiction. Ce personnage, qui n'a pas conscience de votre regard et n'en a que faire, est tourné vers une plage de couleur floue, aqueuse. La lumière semble émaner du tableau lui-même plutôt que de l'extérieur. Il émet une sorte de chaleur. Ainsi débute l'exposition.
ACTE II (un champ de bataille parmi tant d'autres) :
En passant de l'autre côté, vous vous retrouvez dans une salle aux murs troublants et irréguliers. Des soldats vous avaient dit que la guerre était une bête léthargique, généralement composée de longues périodes d'attente et de salves d'activité courtes mais violentes. Ce champ de bataille illustre bien cela. Il est faussement calme, contenu ; il semble organisé et rythmé. Une poignée de tableaux y est disposée sur des murs disproportionnés et nous fait face avec assurance. Le paysage est désormais genré : des visages de femmes, arborant chacun une psyché et un état d'esprit distincts, sont ornés d'un maquillage étalé comme une peinture de guerre ; une façon de questionner la conception traditionnelle de la beauté à l'aide d'une petite dose d'hystérie, de démence. Ces visages, inspirés de magazines puis peints de mémoire, sont engagés et engageants. Ensuite, l'une après l'autre, de cause à effet, les plus grandes toiles donnent à voir un personnage assis au bord d'un vaste paysage, une femme marchant au crépuscule, un cheval en armure et sa puissante cavalière et, enfin, une femme debout, plus grande que nature, dominant un enchevêtrement de lances et de soldats au combat.
Les attitudes guerrières ainsi que leurs représentations ont pris des formes innombrables à travers les âges et les zones géographiques. Cette suite de tableaux cite un éventail de styles divers et soulignes leurs affinités : la représentation crue de la vie paysanne par Jean-François MILLET, les paysages lourds de symboles de la peinture chinoise traditionnelle et plus clairement encore, la célèbre Bataille de San Romano de Paolo UCELLO. Ce triptyque, dont chaque partie est essentielle pour la compréhension de l'ensemble, représente une séquence précipitée d'événements au cœur des imbroglios politiques d'une guerre. Chacun des tableaux de CLAIRE TABOURET donne à voir un fragment de cela : sa version de l'histoire, imprégnée de l'expérience quotidienne de chacun de ses personnages.
Si je devais vous guider à travers l'exposition, nous arriverions enfin devant son tableau éponyme. Battleground est une toile lisse au ciel complexe. Une femme géante aux airs de super-héros y plastronne avec un air de défi dans une tenue de cuir qui évoque celle d'une dominatrice autant qu'une armure médiévale : Jeanne D'ARC, Michelle PFEIFFER et Grace JONES. À ses pieds chaussés de talons-aiguilles, des cavalie(è)r-es chargent, soulevant la poussière sur leur passage. Elle se tient là et nous regarde, incarnant en silence toutes les autres femmes qui nous ont vu déambuler dans les salles. Elle est la quintessence d'une psyché aux multiples facettes, un test de Rorschach ; la lire, c'est vous lire.
ACTE III (le quatrième mur et la langue de la guerre) :
Il y a encore une salle que je tiens à vous montrer. C'est une sorte de coulisse, une révélation, la clé des tableaux. Cette dernière salle de l'exposition rassemble 23 monotypes suspendus à intervalles réguliers à hauteur d'yeux, protégés par des cadres. En passant devant chacun d'eux, vous commencez à distinguer un schéma, un rythme. Personnages, formes et couleurs apparaissent à plusieurs reprises dans les monotypes, comme dans un jeu d'associations linguistiques et visuelles. Je les considère comme la clé des tableaux parce qu'ils transforment les personnages de l'exposition, qu'ils soient principaux ou secondaires (les cavalie(è)r-es ou le paysage par exemple), en symboles d'un nouveau vocabulaire. Ensemble, ils permettent de lire le reste de l'exposition, qui est elle-même une sorte de syntaxe et d'hymne postérieur. Dans cette coulisse, les composantes sont dévoilées, le dispositif est mis à nu : sans début ni fin, il obéit à une temporalité circulaire. C'est une boucle infinie de conflits et de cessez-le-feu.
Un épilogue (et les enjeux) :
Discipline, cohérence et obéissance sont les principes directeurs communs à l'armée et à la pratique du peintre Agnès MARTIN. En fait, dans cette exposition, les deux personnages qui vous tournent le dos, lecteur, sont des portraits d'Agnès MARTIN (qui disait justement qu'elle peignait « dos au monde »). Bien qu'elle fût célèbre pour sa palette sobre, son usage systématique de lignes et sa maîtrise sublime de la lumière, la vie d'Agnès MARTIN fut solitaire ; elle choisit de rester en marge durant la majeure partie de sa carrière. La solitude, qu'elle soit temporaire ou durable, a souvent été perçue comme une maladie, écrivait-elle[1], en particulier chez les femmes. C'était pourtant, dans son expérience, une caractéristique qui produisait rigueur, dévouement et intégrité artistique. Agnès MARTIN peignait avec ardeur et maîtrise, mettait en question les formes d'autorité traditionnelles et utilisait le paysage sec du désert comme un point d'entrée dans un monde bien à elle.
Chacune des expositions de CLAIRE TABOURET se construit sur les bases de la précédente, comme une pensée transmise par un flux de conscience, ne se laissant pas décourager par les contradictions, faisant rebondir arguments et contre-arguments les uns contre les autres dans un jeu de tensions. Sa dernière exposition, Les Débutantes, se composait de foules de personnages adolescents rassemblés dans chaque tableau, le regard porté vers l'avant en direction d'une même zone. Vous, spectateur, étiez encerclé. Désormais adultes, les visages présents dans ces œuvres sont seuls, calmes. Ils occupent l'espace avec assurance, les murs blancs servant de pauses pour amplifier l'intensité magnétique du contenu des toiles. Il en filtre la sensation de liberté puissante, agréable, provocatrice que promettent certaines formes de contrainte, de domination.
Lauren Mackler
[1] « Nous avons subi un conditionnement acharné contre la solitude. Être seul est considéré comme un état grave et dangereux... J’avancerais que ceux qui aiment être seuls, qui marchent seuls, deviendront peut-être des travailleurs sérieux dans le domaine des arts. », Agnès MARTIN : Writings, dir. Dieter Schwarz (Stuttgart, Hatje Cantz, 2005).