Théo Mercier
28/09/2016 > 29/01/2017
[mac] - Musée d'art contemporain, Marseille, France
Vernissage le 27/09/2016, de 18h à 21h
Et si, dans un futur proche, le continent africain revendiquait une place pionnière dans les ouvrages d'histoire de l'art moderne pour les masques Bobo-Fing (région d'Etoumbi, Congo), Pende (peuple bantou d'Afrique centrale), Wobé (Côte d'Ivoire) ou Fang (Gabon), conçus bien avant que Derain, Picasso, Matisse ou Braque ne s'en inspirent pour leurs œuvres ? Si l'histoire de l'art est la fiction victorieuse qui façonne la mémoire collective, les musées ne serait-ils les terrains de cette bataille ?
THÉO MERCIER met en scène un musée en état de guerre, sans qu'il soit possible d'identifier un affrontement binaire : l'institution est l'endroit même de la guerre pour l'hégémonie culturelle, si nous l'entendons (au sens donné par le philosophe italien Antonio Gramsci) comme le terrain où rentrent en conflit les discours et les idéologies qui travaillent la société de l'intérieur. Cette tonalité plus sombre peut surprendre eu égard du travail antérieur de l'artiste, mais le point d'inflexion est subtile. Ce n'est pas tant le prisme plus évidemment politique qui change, mais le fait qu'il se libère d'un savoir-faire très maitrisé dans la fabrication de ses œuvres pour emprunter et transformer des objets du monde. Plutôt que de croire que la réalité serait extérieure au musée, quand ses frontières ont été questionnées en permanence, l'artiste évoque le caractère fictionnel de l'institution, sa capacité à mettre en scène. Pour cette exposition, il assume ainsi la guerre qui sous-tend les choix et les exclusions de l'histoire officielle, se faisant la chambre d'échos de notre période trouble. Loin de l'ironie qui a pu être associée à certaines de ses œuvres précédentes, il fait place à l'archéologie d'un certain pessimisme contemporain - un pessimisme de combat et imprégné d'empathie avec les objets du monde.
Les masques africains qu'il expose sont arrivés fracturés de leur traversée vers l'exil : seraient-ils les gueules cassées du monde actuel ? Empilés, ils apparaissent comme le résultat d'un pillage, la salle des butins de l'Histoire. THÉO MERCIER a appris d'eux une capacité à rendre anthropomorphiques les objets du quotidien, n'établissant pas de hiérarchie entre le vivant et le non vivant, par le biais d'une identification entre soi et l'environnement - dans la lignée de la métaphysique cannibale de l'anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. C'est ainsi qu'une rangée de masques de baseball, dont il ne garde que l'armature, le squelette pour ainsi dire, deviennent des objets symboliques dans un espace-temps méconnaissable. Représentent-ils une armée de prisonniers ? Un vestige des masques de honte du Moyen Âge ? Les fossiles d'un sport, d'une torture, ou des deux ? La boussole folle de THÉO MERCIER voit le passé dans des objets à peine fabriqués et le futur dans des masques issus de cultures ancestrales. Ce processus s'envisage comme une fiction qui transforme nos catégories de pensée : nulle nécessité de faire croire que ces masques seraient autonomes de l'industrie touristique qui désormais contamine leur fabrication. Le tourisme est l'un des vecteurs les plus essentiels de la guerre des représentations : quelle culture peut se prétendre inaltérée, "authentique", dans un monde en transformation ? L'artiste réunit d'ailleurs une étrange collection de pierres artificielles, achetées au cours de nombreux voyages à travers le monde, qui correspondent au fantasme d'une nature pour aquarium, des représentations humaines d'une idée du bonheur animal.
S'il y a un trait exemplaire qui semble caractériser notre époque c'est bien l'obsolescence, qu'elle soit programmée ou induite par l'accélération et l'accumulation de vestiges à peine jetés. Comment expliquer bientôt à un enfant ce qu'était un range CD ? Ils sont ici utilisés pour former la skyline d'une ville fragile, emblématique d'une civilisation d'avant la révolution entre centre et périphérie du monde, entre ancien Empire et continents en ascension. Une impression de précarité prolongée par des empilements en équilibre de céramiques, des monuments à la chute, des idoles érigées pour être détruites - la céramique étant un matériau venu des débuts de l'histoire humaine, longtemps considéré mineur dans l'art, mais qui n'a jamais cessé d'intégrer notre quotidien, même en se cassant régulièrement. Pareil pour la roue, signifiée ici par des pneus Goodyear, devenus des médaillons pour des fossiles archéologiques, dont l'anachronisme fait tourner en accéléré la roue du temps. Des totems suicidaires au salon automobile - selon une mise à plat de l'histoire des productions humaines significative de l'ère Internet - tous les objets contiennent leur chute, leur possibilité de tomber dans l'oubli. Faisant écho aux images exposées par THÉO MERCIER, issues d'un vieux magazine de vulgarisation de "chefs-d'œuvre" d'art : à quel moment un objet tombe dans la fiction de l'Histoire ou devient-il un fantôme ? La guerre de la mémoire est l'enjeu central de notre capacité à changer les représentations collectives - et le musée est le théâtre de ce combat.
Pedro Morais